En août 1865, un certain colonel P.H. Anderson de Big Spring (Tennessee) écrivit une lettre à son ancien esclave Jourdan Anderson, lui demandant de revenir travailler sur sa plantation. Jourdan Anderson, qui avait fui son maître, s’était entretemps émancipé et vivait depuis dans l’Ohio, où il s’était trouvé un emploi rémunéré qui lui permettait de subvenir aux besoins de sa famille. Voici quelques extraits de la réplique de Jourdan Anderson publiée dans l’édition du 22 août 1865 du New York Daily Tribune. Nous avons voulu traduire cette lettre, dont les circonstances ressemblent étrangement à celles d’un certain dictateur africain qui implore des populations réfugiées de retourner dans son étreinte meurtrière.
Monsieur : J’ai reçu votre lettre. Je suis heureux de constater que vous n’avez pas oublié Jourdan et que vous voudriez que je revienne travailler pour vous, me promettant de me traiter mieux que quiconque ne saura jamais me traiter. J’ai toujours douté de votre sincérité. J’ai cru que les Yankees vous avaient pendu depuis longtemps pour avoir hébergé des rebelles. Je présume qu’ils ignorent que vous êtes allé chez le colonel Martin assassiner un soldat blessé de l’Union qui se rétablissait dans la grange. Bien que vous m’ayez tiré dessus par deux fois avant que je ne m’enfuie, je ne vous ai jamais voulu de mal, et je suis content de vous savoir en vie. Cela me ferait vraiment du bien de revoir la chère maison, de revoir Mlle Mary et Mlle Martha, et Allen, Esther, Green et Lee. Dites-leur que je les embrasse tous. Dites-leur que j’espère que nous nous reverrons dans un monde meilleur, à défaut de nous revoir dans celui-ci. Je serais revenu volontiers vous voir tous lorsque je travaillais à l’hôpital de Nashville si l’un des voisins ne m’avait dit qu’Henry n’attendait que cette occasion pour m’éliminer…
Je suis particulièrement curieux de savoir ce qu’est cette unique opportunité que vous tenez tant à m’offrir. Je ne me plains pas ici. Je gagne vingt-cinq dollars par mois, avec des victuailles et des vêtements. J’ai une maison confortable pour Mandy – tout le monde l’appelle Madame Anderson – et les enfants – Milly, Jane et Grundy – vont à l’école et sont très studieux. L’institutrice dit que Grundy a tous les atouts pour être un bon pasteur. Ils vont au catéchisme et Mandy et moi allons régulièrement à l’église. Nous sommes respectés. Parfois, nous surprenons certaines personnes dire de nous : « ces hommes de couleur étaient esclaves au Tennessee ». Les enfants en sont blessés; mais je leur explique qu’au Tennessee, ce n’est pas une honte d’être l’esclave du colonel Anderson. De nombreux Noirs en auraient été fiers, comme je l’étais moi-même.
Si dans votre prochaine lettre vous vouliez bien me dire quel traitement vous entendiez me proposer, je serais mieux placé pour décider si oui ou non je devrais revenir travailler pour vous. . . . Pour ce qui est de la liberté que vous me promettez, je n’en ai pas besoin. J’ai obtenu mes papiers d’émancipation en 1864 du Provost-Marshal-General du Département de Nashville. Mandy me dit qu’elle ne retournerait jamais sans la preuve de ce que vous êtes disposé à nous traiter de façon juste et bien ; Aussi, avons-nous décidé de vous mettre à l’épreuve de la sincérité en vous demandant de nous envoyer la rétribution du travail que nous avons fait pendant ces nombreuses années où nous étions à votre service. Cela nous ferait oublier et pardonner les vieilles humiliations pour ne voir que votre justice et votre amitié à venir. Je vous ai fidèlement servi pendant trente-deux ans, et Mandy vous a servi pendant vingt ans. A raison de vingt-cinq dollars le mois pour moi et de deux dollars par semaine pour Mandy, nos avoirs s’élèveraient à onze mille six cent huit dollars. Ajoutez à cela les intérêts et déduisez-en ce que vous avez dépensé pour nous en vêtements, pour mes trois visites chez le docteur, pour la dent arrachée à Mandy, et envoyez-nous le reliquat qui nous revient. Veuillez nous faire parvenir l’argent par Adams’s Express, à l’attention de l’honorable V. winters de Dayton (Ohio). Si vous refusez de nous payer pour des services fidèlement rendus dans le passé, alors, nous ne pourrons pas croire à votre promesse de bonne foi prochaine. Nous voulons bien croire que le Bon Créateur vous a ouvert les yeux aux souffrances que vos pères et vous avez infligées à mes pères et à moi en nous faisant travailler sans rémunération pour vous pendant des générations. Ici, je reçois mes gages chaque samedi, alors qu’au Tennessee, jamais aucun Nègre n’a reçu un jour de paie de plus qu’une vache ou un cheval. Il y aura certainement un jour de jugement pour celui qui gruge ses travailleurs de leurs paies.